Bienvenue au village
Le village U ! A la vue de cette enseigne, un flot d'émotion m'envahit. Et bouillonnent les souvenirs surgis de mon enfance.
D'abord, la mairie-école, sa place, son préau, la cour non gourdonnée, le gros tilleul, mes exploits aux jeux de bille, le cours moyen, l'examen d'entrée en 6è, le couple d'instits unis depuis le bal de promo de l'Ecole Normale.
L'église et son clocher, son horloge, ma montre, son coq, ma météo. Le curé tout noir, la bonne, le presbytère et sa salle de catéchisme tapissée d'images pieuses et de représentation des tourments promis aux pécheurs. La peur de l'enfer.
Dans le four du boulanger, l'odeur des miches brûlantes. Qu'il y fait bon en hiver !
A l'épicerie, dans un grand bocal, des friandises aux couleurs acidulées.
Saucisses et jésus flottent au dessus du boucher. D'un coup de poignet précis il débite les cotelettes d'agneau local. Au creux d'un plat, se love le boudin. Il a sacrifié moutons et cochons au petit abattoir au bord de la rivière. Juste à l'aval, je prends mes plus belles truites.
A la coulée, au chalet, le fromager blond et rose remplit à ras-bol d'un lait crémeux mon bidon de fer blanc, qui sur le chemin du retour décrit des moulinets au bout de mon bras droit. Les petits sont ébahis.
Au bistro-restaurant, à la table du coin, le braconnier tape le carton avec trois compères. « Dix de der ! » rugit-il. La partie est finie. Ce n'est pas lui qui paiera la chopine.
Faraud, il déplie les 4 coins d'un grand mouchoir à carreaux sur sa cueillette du matin, 50 morilles pointues bien fraîches. Il a tonné dans la nuit. Déjà l'aubergiste emporte le précieux butin à la cuisine.
Changement de saison : la première neige. Le facteur part en tournée. Il ne chante pas. La pente est rude jusqu'aux fermes du haut, à l'ubac. Du vélo il va falloir passer aux skis.
Et voilà les hirondelles, le vent d'est gonfle les deux pellerines. C'est pas le tour de France. N'est pas René Vietto qui veut. C'est quand même du sport. La tournée du patron regaillardira nos représentants de la loi qui ne connaissent encore ni alcootest ni radar pédagogique.
Le pont sur la rivière, les bouses sur la route devant l'écurie, le terrain de foot, le poids public...
Tiens voilà l'idiot. A ses basques une cohorte de gamins rigolards.
Puis me vient une interrogation. Système U, Super U, Village U. Que signifie ce U ? Bien sûr : U comme universel. Quoi de plus universel que la notion de village, premier lieu où l'homme commerça.
Village arabe fortifié qui se serre au pied du minaret. Village de brousse et son baobab, arbre à palabre. Village de pêcheurs sur pilotis dans la baie du Mékong. Tipis encerclant le totem. Igloos jouxtant la banquise où l'ours blancs rode. Village de gaulois plus moustachus que nature...
Plus naïf que moi tu meurs ! L'esprit troublé par de pervers sermons, le plus sincèrement du monde, je croyais que le but de l'hyper commerce était, en employant moins de personnels, de distribuer plus de biens acquis à bas prix par des centrales d'achat prédatrices.
J'ai honte de m'être laissé borner à ce point. A la vue de l'éloquente enseigne je comprends : dans une société menacée d'atomisation l'objet ultime de Système u est de recréer du lien.
Alors entrons ! A la boucherie on échange déjà des recettes de bourguignon, au rayon légumes des trucs de jardinier, devant les papers peints des idées de déco...
Au bar-PMU c'est les tuyaux qu'on échange. Au tabac-journaux le lecteur du Fig-Mag rencontre celui de l'Huma-Dimanche. Bercé par les ondes magnétiques, émises par une providentielle ligne à haute tension, et par l'ambiance village, ne voilà-t-il pas qu'ils échangent salutations, points de vue et amabilités !
Après avoir parcouru les rues principales on échange un sourire avec la caissière ou des euros numériques à la caisse automatique contre la liberté de sortir un plein caddie de biens inestimables.
Pour compléter la touche village, le bâtiment aurait besoin d'un clocher-minaret. Et sa ligne évoque plus l'Amoco-Cadiz que le France. Mais le tanker qui assure le plein du Toyota écolo aux 4 roues motrices n'est-il pas plus vital que le paquebot qui fit japper Sardou (« Ne m'appellez plus France »)?
Alors avant d'affronter les gros grains de la concurrence avec Leclerc ne doit-il pas être baptisé en bonne et due forme ?
Et en grande pompe ! On connait la gasconnade du bon roi Henri : « Paris vaut bien une messe ». Et Village U ?
Celle-ci dite, avec pâte azyme et vin bio, la procession s'ébranle vers le pied du Mont Rivel, ancien site villageois où se mêlaient mœurs gauloises et romaines.
Réputé pour sa piété, le maire porte la croix. A sa droite, un évèque de ses amis habilité à user du goupillon, à sa gauche, descendu du Parc naturel Régional, la législatrice d'opposition. Suivent au grand complet le conseil municipal, les majorettes, la fanfare, les pompiers, puis émus et recueillis, vous et moi, le menu peuple.
Prononcé sur un majestueux parking, la ou hier gisait une friche juste bonne à produire du pain bio, le prêche réussit une heureuse synthèse entre les enseignements du Christ et l'esprit de la libre entreprise. Marx et capital, naguère engagés dans un dangeureux mano-a-mano, dirigent la Chine la main dans la main. Dans la perle du Jura, les nouveaux marchands reçoivent solennellement les clés du temple. Cette Superbe Utopie vaut bien une humble flexion du genou.
Michel Moreau
NDLR : il n'y a pas de bar-PMU, de tabac-journaux ni d'idiot à Village-U. Cette chronique est donc de pure fiction. Toute ressemblance avec des personnages ou des lieux existants serait le fruit du pur hasard.